© Michel Cardin
Le Manuscrites de Londres


5 Ensemble Oeuvres

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Toutes les œuvres en ensemble du Manuscrit de Londres sont de source unique, sauf le premier Concert, qu’on trouve aussi dans Dresde. Trois écritures de copistes, autres que celle de Weiss donc, y sont identifiées. Plus qu’un simple accompagnement, leurs parties de luth fournissent au moins deux voix complètes dans un contexte de sonate en trio, et parfois même plus, au point de sembler être alors des solos. Cette musique d’ensemble serait aussi très belle avec l’ajout du clavecin et de la viole de gambe, ce qui donnerait une toute autre allure et beaucoup d’ampleur. Mais j’ai voulu personnellement mettre l’emphase sur l’intimité du dialogue et aussi sur le son du luth pour bien montrer sa richesse et la plénitude de son écriture en proche relation avec celle de la flûte. J’ai donc choisi d’enregistrer ces concertos sans violoncelle ou viole de gambe, misant également sur la capacité du luth à produire une basse consistante et stable. La sonorité fluide de la flûte et les cordes pincées du luth aux basses bien dégagées s’agencent à merveille et donnent une plénitude très satisfaisante. Sauf pour le premier mouvement du Duo 4, il y a eu aussi chez nous le parti pris de faire toutes les reprises. La dimension des thèmes et de leurs développements le mérite à nos yeux.

En duo avec la flûte, Weiss a joué d’abord notamment avec Pierre Gabriel Buffardin (1690-1768), nommé à Dresde en 1715. Celui-ci fut professeur du frère de J.S.Bach, Johann Jakob « il fratello dilettissimo », et ultérieurement de Johann Joachim Quantz (1697-1773) qui à 16 ans jouait du violon, du hautbois, de la trompette, du cornet, du trombone, du cor, de la flûte à bec, du basson, du violoncelle, de la viole de gambe et de la contrebasse, en plus d’étudier le clavecin et la composition. Quantz a d’ailleurs laissé des centaines d’œuvres, dont de très nombreux concertos pour flûte. Il nous a laissé en outre sa transcription pour flûte solo de la courante de la sonate S-C11 en ré mineur de Weiss. C’est à Dresde, où il obtient d’abord un poste de troisième hautbois, qu’il apprend la flûte auprès de Buffardin et devient après quelques mois flûte solo de l’orchestre. Régulièrement, il sera envoyé avec Weiss comme musicien vedette à des événements royaux, comme par exemple à Prague en 1723 pour jouer dans l’opéra Costanza e fortezza de Fux présenté à l’occasion du couronnement de Charles VI.

Pour les flûtistes baroques, il est étonnant de voir que toutes les œuvres avec flûte du Manuscrit de Londres ont des tonalités en bémol, car si ces tonalités sont naturelles pour le luth, au traverso baroque, à cause de l’emploi de doigtés de fourche, plusieurs notes y ont une sonorité voilée, ce qui n’empêche pas une riche sonorité par ailleurs. Mais il faut dire que Quantz, qui jouait régulièrement avec Weiss en duo, avait un modèle de flûte disposant d’une clef supplémentaire (voir sa Méthode de 1752). Comme le fait remarquer Christiane Laflamme, insatisfait des flûtes à sa disposition (flûtes à une clef), Quantz y ajouta une seconde clef en 1726 afin d’améliorer la justesse des demi-tons. Il voulait utiliser la technique différentielle des demi-tons mineur et majeur, technique qu’il trouvait impossible avec la flûte usuelle. Selon cette théorie, le demi-ton se calcule inégalement : par exemple, le do dièse élève le do de 4 commas et le ré bémol abaisse le de 4 commas, ce qui laisse une différence d’un comma entre le do dièse et le ré bémol, un ton comportant 9 commas. Quantz dit dans sa méthode : « Jusques là la Flute n’eut qu’une clef ; mais lorsque j’apris à connoitre peu à peu la nature de cet instrument, je trouvai qu’il y avoit toujours encore un petit defaut par rapport à la netteté des certains tons, àuquel defaut il ne pouvoit être remedié qu’en ajoutant la seconde Clef, laquelle j’ai ajoutée en l’année 1726 ». 

Le Concert d’un Luth et d’une Flute traversiere. Del Sig.re Weis (S-C6), en Si bémol, premier des trois Concerts du manuscrit, est aussi la quatrième œuvre d’ensemble parmi les huit du dernier fascicule du manuscrit de Dresde ayant comme titre Weisische Partien. C’est là un duo pour deux luths car la tablature porte l’indication Leuto 1.mo (primo). Heureusement que cette version de Dresde existe car une bonne moitié du dernier mouvement - en fait la dernière page - manque dans Londres. Comme le devine Tim Crawford, Weiss n’avait sans doute pas avec lui sa musique de chambre lorsqu’il est allé à Prague recopier les pages perdues par le propriétaire du manuscrit. Tout comme pour la partie du deuxième luth dans Dresde, il a fallu recomposer celle de la flûte ici et pour tous les autres duos (voir le Contexte général).

Les quatre mouvements ont des titres italiens de style concertant : Adagio, Allegro, Grave et Allegro. Trois possèdent exactement l’esprit de leur tonalité selon Mattheson, si bémol étant à la fois « divertissant et somptueux quoique modeste », mais le grave en sol mineur est non pas « modéré et paisible » mais plutôt sérieux et tourmenté. On sent partout un compositeur aussi à l’aise que dans ses œuvres en solo, et quelle souplesse dans la conduite des thèmes et des répliques d’un instrument à l’autre ! L’Adagio déploie une tranquille majesté et fait place en attaca au plus vaste des mouvements, le premier Allegro, qui demande beaucoup d’agilité. Le Grave, méditatif et d’une tristesse résolue, a par ailleurs une allure peu baroque et presque classique, on pourrait dire de « galanterie mélancolique ». Enfin, l’ Allegro final est frais, brillant et il porte bien les caractéristiques du style concertant.

Il existe, avec le Concert d’un Luth avec une Flute traversiere. Del Sigismundo Weis. (S-C8) en Si bémol, une autre œuvre d’ensemble de Sigismund dans le Ms de Dresde et on peut dire que dans l’une comme dans l’autre, autant que dans ses œuvres sans luth, ses qualités de compositeur sont surprenantes. On sent une main sûre, un discours éprouvé qui fait bonne figure à côté des pièces d’ensembles de son frère Silvius. Sigismund et leur père Johann Jakob étaient luthistes à la cour palatine, d’abord à Düsseldorf, puis à Heidelberg et à Mannheim.

Les deux premiers mouvements, Andante et Presto , s’enchaînent sans aucune pause. L’andante rappelle l’adagio du premier Concert : le même esprit y habite, nous sommes d’ailleurs dans la même tonalité, et la facture thématique s’en rapproche. Le presto est constitué d’un échange serré de thèmes où les deux instruments se répondent sans cesse. La partie de luth n’a rien à envier, côté virtuosité, à celles de Léopold. Une différence importante avec le premier Concert, cependant, est que le troisième mouvement, un autre Andante, reste en Si bémol au lieu de nous plonger dans la morosité du sol mineur relatif. Les qualificatifs de Mattheson pour si bémol majeur, « somptueux mais modeste », sont ici très justes, et une calme sérénité nous accompagne pendant six bonnes minutes, avec un esprit pastoral qui flotte agréablement dans la deuxième section aux notes en pédales rappelant la musette. L’Allegro final ne contient pas moins de deux petites reprises. D’après les accords répétés du luth, Sigismund voulait de toute évidence laisser place à la virtuosité du flûtiste plutôt qu’à lui-même. En effet, le luth ne dialogue en mélodie qu’à partir de la cinquantième mesure, obligeant les flûtistes à mettre leur endurance respiratoire à l’épreuve.

Le Concert d’un Luth avec la Flute traversiere. Del S.L. Weis. (S-C9), en fa majeur, possède bien aussi sa particularité tonale de noblesse naturelle. L’Adagio initial porte les caractéristiques d’une marche lente, comme une marche nuptiale. L’Allegro qui suit est une fugue à quatre voix, trois d’entre elles étant tenues en permanence par le luth jusqu’à la fin, mais intercalant aux deux tiers de la pièce des octaves d’allure orchestrale. Sa joyeuse vitalité laisse place soudainement à un énigmatique Amoroso en ré mineur, qui évoque des sentiments plus tourmentés qu’amoureux, ou sinon un amour désespéré, déchiré. La passion y règne en abondance et d’une manière obsessionnelle, notamment démontrée par un enflé baroque à la flûte peu avant la conclusion de la pièce. La cadence évitée ajoute à l’énigmatique en ce qu’elle anticipe un prochain mouvement aussi en ré mineur. Pourtant nous revenons à fa majeur pour l’Allegro final, rempli d’allégresse.

Nous appellerons la prochaine œuvre Duo 4 en sol mineur (S-C14). Rien ne dit, si ce n’est la musique elle-même, que c’est un duo. Weiss a peut-être joué aussi cette oeuvre avec le violon ou le hautbois baroque. Son Adagio initial fait le lien avec les Concerts par son titre et son esprit, mais les autres mouvements sont de même type que pour la plupart des œuvres en solo de ce manuscrit. L’adagio est peut-être la plus belle pièce d’ensemble de Weiss avec la chaconne dont nous trouvons déjà des cellules thématiques, et nous pouvons dire que des modulations bien choisies et une ligne de flûte envoûtante et enrichie d’harmonies colorées au luth lui confèrent la sagesse d’une profonde incantation.

La Gavotte est sautillante mais gracieuse. Les thèmes se dandinent presque avec humour au travers d’une mélancolie pourtant sans équivoque. La profondeur soudaine de certaines basses de luth sous les envolées lumineuses de la flûte traversière en bois révèle encore ici d’uniques couleurs. La Sarabande et le Menuet ont l’air sur papier de piécettes sans envergure et cependant elles sont frappantes de maturité et de saine construction. Aux mesures 3, 5 et 7 de la sarabande, on trouve à mon sens une preuve que les appoggiatures des tablatures baroques ne peuvent être parfois exécutées autrement qu’en valeurs longues car il est clair que les jouer rapidement brise ici le discours musical. Comme mentionné plus haut, le menuet est en partie le même que celui en fa qu’on trouve en page 11 comme pièce solo. Dans la deuxième section, malgré mon désir de faire une partie de flûte d’allure normale pour un passage ressemblant ni plus ni moins qu’à du…Poulenc (!), cette impression de clin d’œil d’une autre époque reste néanmoins. Cela n’est d’ailleurs pas si étonnant lorsqu’on voit des thèmes mélodiques très « 20e siècle » dans les œuvres anciennes, notamment pour luth du 17e français. L’esprit de galanterie règne dans ce menuet, amplifié il est vrai par du chromatisme à la flûte et que m’a inspiré Weiss lui-même (voir par ex. le prélude et fugue en mi bémol majeur). Cela se répètera d’ailleurs dans la chaconne, et je défends un tel chromatisme dans un contexte où les thèmes sont par ailleurs très prévisibles. Weiss fait justement partie à mon avis, comme Telemann son collègue et ami, de ces compositeurs qui aiment rester dans un moule établi, mais avec de belles surprises à certains moments pour justement épicer un discours traditionnel.

Exceptionnellement, la Bourée se situe après la sarabande et même après le menuet. Est-ce parce que la chaconne finale débute lentement, on ne sait, mais il est vrai que cela donne un équilibre rythmique logique. D’une grande volubilité, cette bourrée est très exigeante techniquement. Les formules mélodiques s’échangent prestement et sans aucun répit entre le luth et la flûte. Le dernier mouvement, une magnifique Ciacona, nous transporte par sa noblesse et son dynamisme qui annule le besoin de reprises des variations, reprises qui ne sont d’ailleurs pas indiquées dans la partition. Les luthistes et guitaristes jouent depuis plusieurs années cette œuvre comme un solo, et il est vrai qu’en variant les sections en accords par des arpèges et divers ornements, nous obtenons un beau résultat, ce qui me fait répéter qu’il est possible que Weiss lui-même jouait parfois de telles pièces polyvalentes de l’une ou de l’autre manière. Il faut admettre aussi que les reprises seraient justifiées en solo. Force nous est tout de même de constater qu’en duo, le résultat est somptueux.

C’est avec le Duo 5 en ré mineur (S-C20) que se termine cette présentation des œuvres du Manuscrit de Londres. Trois mouvements portent l’inscription Weis 1719. Nous y avons ajouté le Largo, pièce isolée soixante-quinze pages avant dans le manuscrit, et qui tient parfaitement lieu de sarabande. Comme pour le Duo 4, seule la logique du discours musical de ces pièces indique qu’il s’agit vraisemblablement de duos, la partie de luth alternant subitement entre mélodies volubiles et enchaînements simples d’accords. Le Prelud: presto est néanmoins visiblement pour luth seul, mais constitue une excellente introduction pour le mouvement suivant. Véritable tourbillon à la manière des toccates de Bach, il déploie sa furie en passant par une section Adagio qui comprime la tension avant qu’elle ne se libère à nouveau dans une séquence marquée encore presto. Dans ce contexte dramatique, les effets de « verre cassé » (vibrato) et de basse frisée (on pourrait dire d’alla Bartok), sont évidemment bienvenus car tout à fait baroques d’esprit. Le Un poco andante est majestueux mais retenu. Des pédales de dominante aux fins de sections appuient un caractère rêveur. Le dialogue est étroit entre les deux instruments, comme pour La Badinage qui suit, et pour cause dans celui-ci. Ce mouvement tient lieu de courante et en a toutes les caractéristiques. On pense au titre proche de Bach, la Badinerie, justement pour flûte (et orchestre).

Le Largo étonne par son dialogue d’instruments aux envolées alternées de triples croches, établissant une angoissante conversation. Dans le même esprit que je décris plus haut concernant la similitude des thèmes musicaux à quelques siècles de distance, je mentionne sans culpabilité que la cellule mélodique initiale que j’ai trouvée ici pour la flûte est inspirée d’une chanson de 1970 du groupe pop King Crimson. Ce largo aurait pu comporter des reprises aux deux sections, la première se terminant exactement à la moitié du morceau par une cadence conclusive, mais Weiss a préféré la continuité sans retour, le drame étant consommé, en quelque sorte. Et la continuité dure : en effet, c’est une cadence évitée qui termine le largo et non une cadence parfaite, ce qui annonce donc un mouvement complémentaire. Nous avons de la chance en ce que Le Sicilien qui suit s’imbrique parfaitement dans le sillage du largo, y apportant même un épilogue. Raison de plus pour placer ce largo à l’intérieur d’une sonate : nous obtenons une situation similaire au troisième Concert, dont un mouvement s’achève aussi par une cadence évitée. Notre sicilienne exprime une sorte de douceur acariâtre, ou de tendresse insatisfaite, pourrait-on dire. On y entend un maximum d’harmonies faisant rebondir le discours. C’est tout un changement d’atmosphère que le Menuet nous propose. Dans le ton relatif de fa majeur, il affiche la plus complète insouciance. Finalement, une Gigue enlevante et résolue termine brillamment ce dernier duo de Silvius Léopold Weiss.


<35 Pieces II


 


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