© Michel Cardin
Le Manuscrites de Londres


35 Solo Pieces
Part II

The complete and updated version of 'London unveiled' by Michel Cardin can be downloaded as pdf files (currently in English only): 'London unveiled'

La Gavotte (p.199) et le Menuet ( Men: p.199) en ré mineur côtoient une sonate du même ton mais n’en font visiblement pas partie, d’autant plus que celle-ci se trouve être une des deux sonates-duos cachées du manuscrit. La gavotte existe aussi en trois copies différentes dans le manuscrit de Varsovie, proposant des ornements supplémentaires. La reprise Da Capo y est clairement indiquée. Par contre, le menuet est en source unique et j’y ajouterais une Petite reprise à la fin. La gavotte est dynamique et rythmée et le menuet paraît inoffensif à première vue mais s’avère en fait avoir beaucoup de caractère. Il est, harmoniquement parlant, à rapprocher de la bourrée de la sonate solo n° 9 S-C13.

Nous sautons maintenant presque cent pages plus loin, sans nous arrêter au Menuet en Fa isolé de la page 242, déjà incorporé à la sonate n° 26. Nous voici donc au Prélude et fugue en mi bémol majeur, qui ne porte comme titre que le terme Praelude (p.290) (source unique). Au moment où la fugue commence, on y voit cependant la mention allegro. À l’en-tête se trouvent aussi les mots Del Sig.re Silvio Leopold Weis, ainsi que Parte 10 doublement souligné. Cette étrange nomenclature n’a pas vraiment été discutée par les analystes jusqu’à maintenant (voir à ce sujet le contexte général).

Ce prélude est empreint au début d’une majesté austère reflétant bien le caractère de sa tonalité. Tout à coup, le discours est brusquement interrompu par une série d’accords énigmatiques autant que dramatiques, au-dessus desquels on peut lire adagio, puis en allemand einen jeden ein mahl Stoccato (chaque accord une fois staccato, à moins que ce soit plutôt écrit F toccato dans le sens de « jouer fort », comme le suggère Ruggero Chiesa. Mais puisque Stoccato existe en d’autres sources et est un synonyme corroboré par des écrits comme ceux de Leopold Mozart, nous penchons fortement en faveur de la première interprétation). Ces accords martelés laissent place aussitôt à une ligne descendante indiquée presto, puis s’ensuivent des arabesques d’arpèges finissant par de lourdes descentes chromatiques - du jamais vu encore chez Weiss - qui provoquent une insupportable anxiété. Toutes ces étrangetés se résorbent peu à peu dans un flot continu d’arpèges et la fugue peut alors commencer, sereine et aérienne. Mais son thème léger est constamment repris à la basse qui, dans ce discours à trois - même parfois quatre - voix, alourdit pompeusement son allure. Il y a un je ne sais quoi dans cette fugue, peut-être la récurrence des cadences parfaites de même ton, qui nous rappelle Monteverdi. Un Adagio aux dernières mesures termine l’œuvre à la manière d’une ouverture.

Le Menuet (titre manquant) et Trio (p.292) en Sol (source unique) est un cas spécial dans le Manuscrit de Londres. Il est unanimement considéré comme n’étant pas de Weiss ou, au mieux, en tant que duo auquel il manquerait la deuxième partie. J’admets que j’avais la même impression en le déchiffrant, que cela semblait venir d’une main malhabile, à la technique limitée. L’ayant dans les doigts, on se rend alors compte que cette jolie ritournelle n’a rien de monotone, et que ce qui semble une construction simplette ou incomplète est en fait un discours sage et épuré. Un ratage aurait eu lieu si l’auteur avait fait achopper des phrases nécessitant plus de développements. Mais Weiss nous a prouvé que jamais une pièce, si courte soit-elle, n’avait manqué de soin dans sa facture. Notons que les deux pièces ont un Da Capo, que le trio est ici en sol mineur et que le thème à contretemps du menuet (dont le titre en fait manque) semble être une réminiscence lointaine du hoquet du Moyen-âge et nous rappelle celui de la Loure de Bach, également simple et fraîche, dans sa partita pour luth ou violon BWV1006a. Certains auront remarqué dans mon enregistrement, à la fin de la première section, l’empiètement cadentiel voulu sur la dernière mesure, pouvant donner l’impression de raccourcir celle-ci d’un temps. La Bourée (p.299) en Fa, appelée Bourrée II par Smith et Crawford, fait alterner des lignes chantantes avec d’autres en arpèges ondoyants. Je crois maintenant, après l’avoir interprétée, qu’elle est bien de Weiss mais qu’elle n’a pas de rapport avec la bourrée de la sonate en Fa voisine, ne serait-ce que par leurs tempos diamétralement opposés. Celle-ci ne peut atteindre la même vitesse que l’autre, cela serait trop difficile à jouer et aurait une allure ridicule, et inversement, l’autre bourrée ne tient pas debout au tempo idéal de celle-ci qui par surcroît n’a pas un thème ni des modulations de pièce subséquente. Il suffit pour s’en convaincre de faire une comparaison avec les bourrées, gavottes et menuets du Divertimento en solo/sonate n°17, S-C23 qui sont véritablement complémentaires. Cela appuie en outre une idée que j’ai construite en jouant systématiquement Weiss pendant des années, qui veut que dans son univers compositionnel, les pièces de même type doivent être aussi sous-catégorisées par leur vitesse et leur épaisseur sonore.

Le Tombeau (p.300) sur la Mort de Mur (Monseigneur) Comte d’ Logÿ arrivee 1721. Composée par Silvio Leopold Weifs, un des fleurons du manuscrit, est en si bémol mineur et sous-titré Adagio (source unique). Il est inspiré par le Comte pragois Jan Antonin Losy (1650-1721), lui-même excellent luthiste et compositeur dont Weiss reçut l’influence et qui fut l’un des chaînons importants dans la tradition française du luth transmise aux musiciens de l’Europe de l’est et dont Weiss est le suprême exemple, quoique non le dernier puisque cette lignée durera jusqu’à Scheidler au premier quart du dix-neuvième siècle. Parlant de cette époque d’après-Weiss, si on regarde de près la gravure connue de Falckenhagen, de la génération suivante, avec son luth entre ses mains, on a l’impression que ses doigts sont positionnés pour jouer le premier accord de ce tombeau de Weiss. C’est un des chefs-d’œuvre du genre, tous instruments confondus. Comme pour le tombeau précédent (pour le Baron d’Hartig), la tonalité inusitée jette ici une couleur sombre qui en accentue la tristesse. On remarque des liaisons de phrasés sur temps forts, surtout en dernière section, qui donnent une impression d’agonie. Toute l’œuvre se désagrège vers une fin où le souffle s’éteint, où toute ligne mélodique s’étiole, tombe en lambeaux dans des accords très denses qu’il faut arpéger en véritables grappes. Ici l’œuvre travaillée à fond, où chaque note avait sa place prévue, semble se confondre pourtant avec l’improvisation pure apportant ses surprises et ses audaces. La richesse que nous y trouvons est tout simplement unique au monde, et n’appartient qu’à Weiss. Luise Gottsched en parle en 1760 comme étant incomparable parmi ses propres chefs-d’œuvre. Nous pourrions, comme nous l’avons fait pour le tombeau d’Hartig, imaginer à son écoute tout un scénario racontant la vie du personnage selon le caractère des différentes phrases musicales. Non sans l’influence de l’interprétation de Julian Bream, mon choix personnel a été de ne pas faire ici de reprises. Je peux affirmer sans exagérer que s’il y a eu un élément déclencheur de ma passion de la guitare et du luth m’amenant à réaliser mes disques, c’est bien l’enregistrement magique du Tombeau de Logy par Julian Bream à la guitare moderne en 1965.

Le Prelud: de Weifs (p.302) en Do (source unique) est directement suivi dans mon enregistrement par la Fantasie (p.305) en Do (source unique) car ils s’enchaînent logiquement, la fantaisie étant en fait une grande fresque improvisatrice sur le thème du prélude. Dans le manuscrit, elle est placée trois pages plus loin, soit après le menuet et la gavotte du même ton. Nous avons avec ce prélude une démonstration de lustre et de noblesse issus de son thème ineffable qui est une pure incantation. Il contient au milieu une succession harmonique rappelant celle de l’allemande de la troisième sonate solo en sol mineur, autre moment pathétique. La fantaisie est quant à elle un véritable feu d’artifice, aux successions continuelles de phrases montantes laissant foisonner une passion délirante. La note la plus haute du luth est atteinte dans cette fantaisie, et ce sera la seule fois, si je ne m’abuse, qu’on la touchera dans le manuscrit. Je suis d’accord avec la plupart des interprétations de notes floues, fréquentes dans cette pièce, qu’en fait D.A. Smith dans l’édition intégrale Peters.

Le Menuet (p.303) en Do (source unique), à deux voix au lieu de trois, me paraît plutôt académique. On dirait une pièce d’étude, destinée peut-être à un des enfants de Weiss ? Cependant, le discours est subtil et non banal, et il dépend du délicat façonnement des phrases et d’un bon contrôle des respirations entre celles-ci. Il faut de surcroît une ornementation de reprises assez élaborée et impliquant tout bonnement une reconstruction de ces phrases pour justement renouveler le discours. La modulation surprise du milieu de la deuxième partie, lumineux moment rempli d’expression, nous rappelle la tendance moderniste du compositeur. La Gavotte (p.304) en Do (source unique) est joyeuse et dansante. Cette légèreté d’esprit ne s’accorde pas tellement avec la petite phrase écrite à la fin : Compose en se craignant à Töplitz le 12 juillet 1724. Mais peut-être ces mots sont-ils reliés à la Fantaisie car juste sous la gavotte s’y trouve un fragment d’une ligne. Toujours est-il que cette expression, un germanisme typique d'un Allemand écrivant en français, selon le spécialiste du 18e allemand Pierre Pénisson, voudrait dire « dans la crainte de Dieu », dans le sens de se recommander à Dieu. Töplitz, aujourd’hui Teplice, se trouve dans l’actuelle République tchèque, à mi-chemin entre Prague et Dresde.

Après ces quatre pièces en do majeur, les quatre dernières pièces solo sont en ré majeur (si mineur pour le deuxième menuet). Il y aurait lieu de se demander, comme nous le disions plus haut, si ces deux groupes de pièces ne pourraient pas constituer, même de façon incomplète, deux sonates en soi. Le Capricio (p.306) au thème fugué respire la joie et l’assurance, une assurance comme celle que l’on voit sur le visage de Weiss peint par Denner. Il fait constamment alterner sa cellule thématique modulante avec de gracieuses sections arpégées en un déferlement de bonne humeur conquérante. Cet esprit tranche passablement avec l’esprit plutôt sérieux de Weiss, habituellement dominant même dans ses vigoureuses bourrées ou rapides prestos. La version de Londres est courte mais se termine curieusement par une longue et grandiose cadence. Si on examine les deux autres sources de cette œuvre, qui se trouvent dans le manuscrit de Varsovie (les deux sont presqu’en tous points similaires) on voit qu’elles ne constituent pas vraiment une variante de l’œuvre, mais plutôt un complément indispensable. Elles ont une première moitié semblable à presque toute la version de Londres (à part la cadence) et l’on constate d’abord en les jouant qu’avec une grande deuxième moitié la mesure de la pièce est ici adéquate et correspond à son grand souffle thématique. Ensuite, on se rend compte qu’il est possible et même facile d’adjoindre cette deuxième moitié à la version de Londres un peu avant la cadence finale. Et si le retour à la version londonienne se fait au bon endroit, c’est-à-dire quelques notes après l’avoir laissée (ces notes ne sont pas perdues car présentes dans notre ajout), nous aurons alors toute la musique présente dans Londres avec en plus un second développement qui au final justifiera à point nommé la cadence, franchement démesurée pour la seule version londonienne. Tout s’explique alors car, la fin de Varsovie étant bêtement bâclée par deux stupides accords, nous comprenons que les deux versions ne sont pas des variantes mais bien faites pour se compléter, d’où la non nécessité pour l’auteur d’élaborer la moindre cadence pour Varsovie. Je parierais donc que Weiss, pour des raisons évidentes d’équilibre, a agrandit son Capricio dans cette deuxième source en pensant l’accoler à la version londonienne dans ses prestations.

Nous pouvons voir que c’est en entrant dans la tonalité de fa dièse mineur que le développement inédit de Varsovie commence, et que la meilleure transition pour ce faire dans Londres se trouve à la mesure 44. Il n’y a rien à changer au texte musical si ce n’est d’ajouter deux basses sous la voix supérieure à la fin de la mesure 43, pour adoucir la modulation, et encore, je dirais que cet ajout est facultatif. Si à l’avant-dernière mesure de Varsovie nous retournons à Londres sur le troisième temps de la mesure 47 (devenue alors mesure 75), tout s’enchaîne comme si de rien n’était et la grande cadence se trouve très naturellement justifiée. Ce qui est intéressant, c’est que les mesures 44-45-46 et la première moitié de 47 n’ont pas été perdues car elles font aussi partie du développement varsovien, ce qui appuie à mon avis la thèse de la volonté de l’auteur de compléter minutieusement son oeuvre. (Voir la pièce reconstituée dans le Joueur de Luth, Volume 19 N° 1, 2003).

Respirant la maturité, les grands Menuet (p.308) et Menuet 2 (p.309) (source unique), aux thèmes volontairement erratiques typiques de sa méthode d’écriture, font partie des menuets plutôt lourds de Weiss qui, selon les mêmes principes vus ci-haut pour la bourrée, sont en opposition avec ses menuets légers et sautillants. Il y a en effet avec ce retour constant aux trois voix dès qu’une ligne de cantabile est terminée, une épaisseur sonore voulue pour appuyer un certain caractère philosophique recherché. Il n’est pas facile pour l’interprète de faire chanter ces phrases à la technique difficile. Il le faut pourtant car tout chante en permanence chez Weiss. Le Menuet 2 nous rappelle harmoniquement le Rondeau de la sonate solo n° 20 S-C26 de Londres, dans le même ton, et l’on trouve dans sa deuxième partie une recherche intéressante de modulations et de syncopes dans les basses. Comme Mozart, Weiss reprend systématiquement les mêmes phrases du mineur au majeur et inversement. À la fin est inscrit « Il primo Minuetto si replica, ma senza repetizione ». Le Da capo sans reprises est bien clair.

La dynamique Mademoiselle Tiroloise (p.310), une paysanne portant d’ailleurs ce titre dans deux copies du manuscrit de Varsovie, montre les mêmes procédés d’écriture et agencements techniques que l’on voit dans la paysanne de la sonate solo n° 12, S-C17 et dans la pièce Comment savez-vous de la sonate solo n° 20, S-C26. Certaines mesures sont mieux écrites dans Varsovie, d’autres dans Londres. J’ai intégré, grâce aux reprises de sections, les variantes des deux copies de Varsovie dans mon enregistrement, celles-ci faisant parfaitement figure d’ornementations.


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